L’ouvrage de Thomas Piketty Le Capital au XXIe siècle (Seuil, 2013) est un phénomène sociologique autant qu’intellectuel. Il cristallise l’esprit de notre époque comme, en son temps, The Closing of the American Mind, d’Allan Bloom. Ce livre, qui dénonçait les études sur les femmes, le genre et les minorités dans les universités américaines, opposait la « médiocrité » du relativisme culturel à la « recherche de l’excellence » associée, dans l’esprit de Bloom, aux classiques grecs et romains.
Même s’il eut peu de lecteurs (il était particulièrement pompeux), il alimentait le sentiment d’une destruction du système éducatif américain, voire de l’Amérique elle-même, par la faute des progressistes et de la gauche. Ce sentiment n’a rien perdu de sa vigueur. Le Capital au XXIe siècle s’inscrit dans le même registre inquiet, à ceci près que Piketty vient de la gauche et que l’affrontement s’est déplacé de l’éducation au domaine économique. Même en matière d’enseignement, le débat se focalise désormais sur le poids de l’endettement étudiant et sur les barrières susceptibles d’expliquer les inégalités scolaires.
L’ouvrage vient ainsi traduire une inquiétude palpable : la société américaine, comme l’ensemble des sociétés du monde, serait de plus en plus inique. Les inégalités s’aggravent et présagent un avenir sombre. Le Capital au XXIe siècle aurait dû s’intituler Les Inégalités au XXIe siècle.
Il serait stérile de critiquer Piketty pour son échec à remplir des objectifs qui n’étaient pas les siens. Néanmoins, on ne peut se contenter de lui tresser des lauriers. Bien des commentateurs se sont intéressés à son rapport à Karl Marx, à ce qu’il lui doit, aux infidélités qu’il lui fait, alors qu’il faudrait plutôt se demander en quoi cet ouvrage éclaire notre misère actuelle. Et, en même temps, s’agissant du souci de l’égalité, il n’est pas inutile de revenir à Marx. En rapprochant ces deux auteurs, on constate en effet une divergence : l’un et l’autre contestent les disparités économiques, mais ils empruntent des (...)