Source de l’article : The Conversation
L’ouvrage raconte l’histoire d’un soldat sénégalais qui sombre dans la folie, alors qu’il se bat pour la France pendant la Première Guerre mondiale. Best-seller en France, ce livre a remporté plusieurs grands prix littéraires. Caroline D. Laurent, spécialiste des études postcoloniales francophones et de la représentation de l’histoire dans l’art, explique la raison pour laquelle ce roman est important.
Qui est David Diop ?
Diop est un écrivain et universitaire franco-sénégalais, né à Paris en 1966. Il a grandi à Dakar, au Sénégal. Son père est sénégalais et sa mère française, et ce double héritage culturel se retrouve dans ses œuvres littéraires. Il a étudié en France, où il enseigne présentement la littérature du 18e siècle.
“At Night All Blood is Black” est son deuxième roman ; le premier – “1889, l’Attraction universelle” (2012) décrit une délégation sénégalaise à l’exposition universelle de 1889 à Paris. Son prochain livre, portant sur le voyage d’un Européen en Afrique, devrait sortir cet été.
De quoi parle At Night All Blood is Black/Frère d’âme ?
Ce livre raconte l’histoire d’Alfa Ndiaye, un tirailleur sénégalais, qui est le narrateur principal du roman (il utilise le pronom personnel « je » dans la plus grande partie du texte). Il se bat aux côtés de la France – et sur le sol français – pendant la Première Guerre mondiale.
Le roman commence par la narration d’un événement traumatisant dont le soldat africain a été témoin : l’agonie longue et douloureuse de son meilleur ami, Mademba Diop. Ce traumatisme dirige la vengeance d’Alfa, qui pourrait également être perçue comme une punition. Il tue des soldats allemands de la même manière, reproduisant et répétant ainsi la scène traumatisante. Après quoi, il coupe une de leurs mains qu’il conserve.
Alfa est alors envoyé dans un hôpital psychiatrique où les médecins tentent de le soigner. Le livre traite des concepts de névrose de guerre et du choc des obus apparus à cette époque (ce que nous appelons actuellement le syndrome de stress post-traumatique).
Dans sa forme, cet ouvrage associe des éléments d’un monologue intérieur et d’un témoignage. Cela permet au lecteur de découvrir, à travers les yeux d’un sujet colonial, les horreurs de la guerre.
En ce sens, le texte écrit par Diop est nuancé : il décrit la violence perpétrée et vécue par toutes les parties. Alfa Ndiaye devient un symbole de l’ambivalence de la guerre et de son pouvoir destructeur.
Pourquoi ce livre est-il important ?
Il revêt une certaine importance parce qu’il aborde ce que j’appellerais une histoire passée sous silence : celle des troupes coloniales françaises. Bien que ces dernières, et surtout les tirailleurs sénégalais, un corps d’infanterie coloniale de l’armée française, aient été constituées au 19e siècle, elles sont devenues « visibles » pendant la Première Guerre mondiale, lorsqu’elles ont pris part aux combats menés sur le sol européen.
Malgré cela, la participation des soldats africains aux deux guerres mondiales n’est guère enseignée dans les écoles françaises ni débattue dans la sphère publique. La violence exercée lors du recrutement en Afrique-Occidentale française et en Afrique-Equatoriale française, leur mise à l’écart des autres troupes et de la population française, notamment par le biais d’une langue spécifique (le français tirailleur) – créée pour empêcher toute communication réelle – et le traitement qui leur a été infligé après les guerres vont à l’encontre d’un récit spécifiquement français mettant en exergue les aspects positifs du colonialisme français et de sa mission civilisatrice.
Le manque de visibilité des tirailleurs sénégalais et de leur histoire est également lié à la contestation permanente d’événements précis. L’un d’eux en particulier est le massacre de Thiaroye. En décembre 1944, entre 70 et 300 (ces chiffres sont contestés) tirailleurs sénégalais ont été tués dans un camp de démobilisation à Thiaroye, après avoir demandé leur dû pour leur service militaire.
Diop parvient également à mettre fin aux stéréotypes liés aux tirailleurs sénégalais. Dans les représentations historiques et littéraires françaises, ils sont considérés à la fois comme des enfants naïfs ayant besoin d’être guidés et comme des guerriers barbares. Les tirailleurs sénégalais ont participé, contre leur gré, à la propagande guerrière : cette représentation devait susciter la peur du côté français comme du côté allemand (Die Schwarze Schande – La honte noire – présentait les soldats africains comme des violeurs et des bêtes).
Diop s’approprie cette représentation pour la rendre plus complexe : alors que la violence exprimée par Alfa en tuant ses ennemis suit cette logique, on se rend compte qu’elle provoque une grande détresse et en est le résultat. De plus, Diop inverse également cette vision quand il se demande qui est humain et qui est inhumain : Alfa affirme que son capitaine, Armand, est plus barbare que lui.
Diop parvient ainsi à remettre en question les représentations des soldats noirs, dictées par les stéréotypes coloniaux – pour mieux les démolir.
Pourquoi cette distinction Booker importe-t-elle ?
Le fait que Diop reçoive l’International Booker Prize est particulièrement important, car “At Night All Blood is Black” dépeint une histoire typiquement française, liée aux entreprises coloniales de ce pays. Et même si le roman se concentre sur la France, il met en relation d’autres histoires, car il souligne indirectement le fait que d’autres puissances coloniales européennes ont également eu recours à des troupes coloniales pendant les guerres et ont effacé le rôle qu’elles ont joué dans leurs commémorations ultérieures.
Ce roman montre également l’importance et le pouvoir de la traduction, car Anna Moschovakis a réussi à traduire toute la beauté et l’horreur de la prose de Diop. De la même manière que Diop parvient à combiner son double héritage dans son texte, Moschovakis a permis aux lecteurs anglais de découvrir une histoire spécifique à la France, et pourtant similaire à d’autres histoires.